Les neurosciences au secours de l’alphabétisation dans les zones rurales

De nombreuses recherches se sont penchées sur les différentes manières qu’ont les enfants d’apprendre à lire, mais la plupart d’entre elles ont été menées auprès d’élèves qui vont régulièrement à l’école. Mais dans des endroits comme les villages dédiés à la culture du cacao en Côte d’Ivoire, où l’accès à l’éducation est sporadique, comment les enfants apprennent-ils ?
La chercheuse Kaja Jasinska travaille avec TRECC dans le cadre d’un projet unique en son genre visant à produire des résultats sur lesquels fonder une politique d’éducation. En utilisant la technologie de l’imagerie cérébrale avec les enfants des communautés cacaoyères, elle travaille au travers d’une perspective peu étudiée : le développement du cerveau dans les communautés à haut risque d’analphabétisme. Nous l’avons interviewée sur le potentiel de son travail à transformer l’éducation.
TRECC: Quel est le but de votre recherche ?
Kaja Jasinska: Le but de cette recherche est de comprendre comment les enfants apprennent à lire dans les communautés qui ont un très haut risque d’analphabétisme. Nous savons que l’apprentissage de la lecture exige une éducation de qualité – c’est-à-dire un enseignant qui peut donner des instructions à l’enfant et des lectures adaptées à son âge (des livres). Sans cela, l’alphabétisation n’est pas possible. Ce que nous essayons de comprendre, c’est comment les enfants apprennent en l’absence d’une éducation de qualité ou en présence d’une éducation qui manque de continuité. De nombreux enfants les zones rurales de Côte d’Ivoire ne fréquentent pas régulièrement une école, en raison de nombreux facteurs, par exemple à cause du travail des enfants dans l’agriculture cacaoyère.
Notre équipe de recherche analyse l’alphabétisation du point de vue du développement neurologique. Plutôt que d’évaluer l’apprentissage en termes de notes de fin de cursus primaire, nous examinons les compétences d’un enfant au sein des éléments importants de l’alphabétisation. La lecture est une tâche vraiment complexe, à multiples facettes, qui nécessite la capacité d’identifier et de manipuler les sons du langage (il s’agit de la conscience phonologique), le vocabulaire et les capacités cognitives telles que l’attention et la mémoire. Ces compétences sont toutes des indicateurs importants de la réussite en lecture.
T: En quoi cette recherche est-elle différente de celles qui sont menées dans des pays occidentaux ?
KJ: Grâce à des décennies de recherche, nous en savons beaucoup sur la trajectoire d’apprentissage typique de la lecture. Nous savons quelles compétences émergent quand et nous pouvons diagnostiquer efficacement quand un enfant est en retard ou est touché par un trouble de la lecture. Nous avons fait de grands progrès scientifiques, cependant, le point commun de ces études est que, dans une large mesure, elles ont évalué des enfants dans des sociétés hautement alphabétisées qui fréquentent l’école régulièrement et exposés à l’alphabétisation dès leur plus jeune âge.
Ce que nous ne savons pas, c’est ce qui arrive au développement lorsque vous retirez l’accès à une éducation de qualité. Ce développement se produit-il de manière similaire ? Les mêmes éléments de construction sont-ils pertinents et cette pertinence est-elle la même selon l’âge des enfants ? Est-ce qu’un enfant qui grandit dans une communauté à haut risque d’analphabétisme est retardé à certaines étapes de l’apprentissage de la lecture ? Une écrasante majorité des enfants que nous avons étudiés dans les communautés rurales n’atteint pas l’alphabétisation fonctionnelle à la fin de l’école primaire. Mais il y a aussi des enfants qui, malgré le contexte, « forcent le passage » et parviennent à l’alphabétisation fonctionnelle – pourquoi cela se produit-il ? Comment leur trajectoire d’apprentissage peut-elle aider d’autres enfants ?
T: Comment les responsables politiques peuvent-ils utiliser les données obtenues au travers de ce projet ?
KJ: Tout d’abord, les politiques d’éducation doivent refléter la réalité des communautés qu’elles ciblent. Une politique doit être fondée sur des recherches, mais il ne suffit pas d’utiliser des résultats provenant d’autres pays (et en grande partie des approches occidentales) et d’importer simplement ces idées dans le programme scolaire ivoirien.
Un problème majeur est que les données agrégées sur les taux d’alphabétisation et les résultats scolaires souvent ne correspondent pas aux résultats d’apprentissage réels d’un enfant. Par exemple, les enfants peuvent passer dans une classe supérieure sans avoir le niveau de lecture approprié.
Vous avez besoin de données réelles sur les enfants, et pour cela, vous avez besoin de chercheurs sur le terrain pour collecter ces informations. Dans le cas contraire, les politiques sur la qualité de l’éducation ne reflètent pas la réalité du terrain.
Le programme d’études en dernière année de primaire vise à améliorer les compétences en compréhension et en fluidité de lecture des enfants, mais il s’avère que la plupart des élèves ne maîtrisent pas encore la relation phonie-graphie (à quel son correspond chaque lettre). Un programme qui cible les compétences de lecture avancées chez les élèves de dernière année est mal aligné ce qui se passe dans les salles de classe.
En plus de collecter des données réelles et informatives, avoir des chercheurs sur le terrain permet d’établir un dialogue avec les enseignants et la communauté dont proviennent les données. Un effet collatéral de la présence de l’équipe sur le terrain a été le développement d’un canal de communication entre la communauté et le ministère de l’Éducation. Nous apprenons leurs défis spécifiques et pouvons les communiquer avec nos résultats de recherche au gouvernement à travers TRECC.
T: Comment la perspective du développement neural nous aide-t-elle à comprendre le processus d’apprentissage de l’être humain ?
KJ: Dans ce programme, nous utilisons une technologie d’imagerie cérébrale de pointe. Il s’agit de l’imagerie spectroscopique proche infrarouge fonctionnelle (ou ISPIf). L’ISPIf est une technologie d’imagerie cérébrale non invasive et sûre, utilisée pour étudier l’activité cérébrale. Le système est entièrement portable, ce qui permet de s’installer dans un laboratoire mobile, même dans un village rural ivoirien. Parce qu’il est facile d’utilisation, l’ISPIf est souvent utilisé avec des nourrissons et des enfants. Cette technique nous permet de regarder directement le développement des réseaux du cerveau qui supportent la lecture et nous permet d’apprendre comment le développement du cerveau est influencé par le contexte de l’enfant, qui dans les communautés rurales est souvent appauvri et inclut le travail des enfants.
L’idée que les neurosciences et les outils d’imagerie cérébrale peuvent informer l’éducation est relativement nouvelle. À titre de comparaison, la médecine a connu une révolution lorsque les sciences biologiques et les soins de santé se sont croisés.
La même idée peut s’appliquer à l’éducation, reliant l’étude du cerveau et son développement à l’étude des résultats d’apprentissage dans une nouvelle discipline : les neurosciences éducatives. Il y a encore des questions sur la mesure dans laquelle cette approche disciplinaire aura des implications politiques et éducatives – parce que cette discipline évolue encore, toutefois, cela veut aussi dire que nous pouvons façonner le futur des neurosciences éducatives. Il n’y a absolument aucune raison pour que la Côte d’Ivoire ne soit pas en mesure de prendre part à l’avenir des neurosciences éducatives, notamment parce que les plus grands défis éducatifs sont dans les pays en développement qui cherchent à améliorer la qualité de l’éducation, comme la Côte d’Ivoire.
Photo: Kaja Jasinska au bureau de TRECC
T: Les capacités pour développer cette discipline dans ce pays sont-elles présentes ?
KJ: Le renforcement des capacités scientifiques en Côte d’Ivoire est un défi, mais c’est aussi une opportunité. Oui, la science coûte cher et il faut convaincre les gens que la science est une chose qui vaut la peine. Pourquoi dépenser de l’argent dans la science alors qu’il faut construire des routes et des écoles ?
L’avantage du programme TRECC réside dans les rencontres régulières avec les décideurs politiques qui génèrent un dialogue sur la science et identifient les questions de recherche les plus urgentes du pays en matière d’éducation. L’un des sous-produits de mon programme de recherche et de notre dialogue avec le gouvernement est la plus grande valeur accordée à la science et à la communauté scientifique ivoirienne.
T: Comment votre projet contribue-t-il au renforcement des capacités en Côte d’Ivoire ?
KJ: Mon équipe de recherche est composée d’une douzaine d’étudiants diplômés, de postdocs et d’assistants de recherche ivoiriens. C’est la première fois que ces jeunes chercheurs travaillent officiellement dans un laboratoire. Cette équipe de recherche créer l’étude et les expériences, récolte les données, effectue des analyses statistiques, interprète les résultats, et communique les résultats à la communauté scientifique à travers des présentations et des publications. Leur formation théorique est très forte, mais il y a très peu de possibilités de faire de la science sur le terrain, de mettre la main sur des données réelles et les interpréter, d’engager une réflexion critique sur les résultats.
Pour moi, cette façon de former des scientifiques ivoiriens en parallèle du programme de recherche fonctionne vraiment. Les résultats (à la fois en termes de recherche et de renforcement des capacités) dépassent de loin mes attentes – c’est un modèle que nous devons reproduire dans plusieurs disciplines. Bien sûr, il y a un plus grand investissement – construire des relations de mentorat significatives et à long terme prend du temps, mais la recherche ne serait pas possible sans cet investissement.
L’échange réciproque de connaissances au sein de la structure de collaboration d’une équipe de recherche peut (et cela fonctionne) fournir aux jeunes chercheurs ivoiriens une plus grande capacité de recherche sur le développement de l’enfant, qu’ils peuvent appliquer pour relever les défis rencontrés dans le pays.
Kaja Jasinska effectue des recherches avec le soutien de la Fondation Jacobs. Professeure adjointe au département de linguistique et de sciences cognitives de l’Université du Delaware, elle travaille également pour les Laboratoires Haskins. Pour plus d’informations sur ses recherches, vous pouvez consulter son profil ou lire sa dernière étude (abonnement requis) utilisant les données recueillies en Côte d’Ivoire.
Image d’entête : un enfant participe à l’étude de l’équipe de Kaja Jasinska